Le Gabon et ses îles englouties : les leçons d’une faillite juridique, morale et historique

Dans cette tribune vigoureuse, l’universitaire gabonais Marc Mvé Bekalé revient sur la récente décision de la Cour internationale de justice attribuant à la Guinée équatoriale la souveraineté des îles Mbanié, Conga et Cocotiers. Au-delà du jugement, il dénonce une faillite multidimensionnelle du Gabon : juridique, diplomatique, historique et morale. Pour l’essayiste, l’incapacité de l’État gabonais à défendre ses intérêts résulte d’un manque criant de rigueur institutionnelle et de vision stratégique. Un texte lucide et sans concession, qui appelle à un sursaut intellectuel et moral. Lecture.

Le Gabon a « perdu » la souveraineté qu’il revendiquait depuis les années 1970 sur les îles Mbanié, Conga et Cocotiers. Le mot « perdre » mérite ici d’être manié avec précaution. Car au-delà des délimitations héritées du colonialisme, le Gabon et la Guinée équatoriale forment, dans leur essence culturelle, une communauté qui transcende les frontières artificielles. Il est donc profondément regrettable que deux nations sœurs aient porté leur dispute devant la Cour internationale de justice (CIJ), alors qu’un compromis fraternel, forgé au bord du fleuve Kyè, aurait été plus conforme à l’ontologie bantoue fondée sur la Reconnaissance réciproque.
Mais le mal est fait. Quelles leçons tirer de cette affaire ? Rappelons d’abord ses enjeux. En 2024, la Guinée équatoriale et le Gabon ont chacun soumis à la CIJ deux textes : la convention franco-espagnole de 1900 et celle dite « de Bata », signée entre les deux pays en 1974. La question posée à la Cour était de savoir si ces conventions pouvaient fonder juridiquement la souveraineté d’un des deux États sur les îles disputées et servir de base à la délimitation de leurs frontières terrestre et maritime.
Le Gabon à la CIJ : la défaite d’un État sans archives
L’un des constats les plus amers de cette affaire est la désastreuse prestation du Gabon. Faiblesse des arguments ajoutée à une délégation juridique inadéquate, l’État gabonais a fait preuve d’une légèreté inquiétante dans un dossier pourtant capital. Dès février 2004, le Gabon soumet au Secrétariat de l’ONU comme principal acte la « convention de Bata ». Or, selon le commentaire même de la CIJ, le document transmis était tout bonnement illisible. Tant la version espagnole que française.
Le bureau des affaires juridiques de l’ONU a alors exigé « des copies de meilleure qualité ». Le Gabon répondit par des transcriptions dactylographiées. Sans doute est-ce par magnanimité, recherche d’équité et d’apaisement que la CIJ a accepté d’examiner cette pièce. En tout autre contexte, un tel document aurait été disqualifié pour vice de forme ou soupçon de fraude. Question effarante : comment un État sérieux peut-il se présenter devant la plus haute instance judiciaire mondiale avec des éléments de preuve aussi médiocres ?
La « convention de Bata » : mirage et fiction
La Cour a utilisé des termes feutrés, mais ses réserves sont sans ambiguïté. Outre la qualité du document, elle note que les informations contextualisant la signature de la « convention de Bata » sont « limitées et contradictoires ». Aucun compte rendu officiel des discussions de 1974. Aucun document préparatoire. Pas de texte intégral du communiqué final signé par les chefs d’État. Aucune archive audiovisuelle ni écho dans la presse ne vient corroborer ce texte supposé fondateur.
Pendant près d’un demi-siècle, le régime gabonais n’a cessé de célébrer la vigilance, l’intelligence, l’habileté politique et diplomatique du Grand camarade Omar Bongo. Comment expliquer qu’il n’ait jamais pensé à sécuriser la conservation d’un dossier de cette importance ? La seule trace en est une photocopie douteuse, défendue par Mme Madeleine Mborantsuo et l’agent de l’État gabonais, Guy Rossantaga-Rignault, lequel, dans un élan d’emphase caricaturale, avait qualifié les revendications équato-guinéennes de « chimères », de « merveilleuse histoire du pauvre petit chaperon rouge, victime du grand méchant loup, le Gabon ».
Hélas, c’est bien le Gabon qui, dans cette affaire, a erré dans l’univers fantasmatique d’Alice au pays des merveilles, la seule référence philosophico-littéraire que notre éminent enseignant-technocrate avait trouvée pour conclure son propos et convaincre les juges. Pour l’histoire, il faudrait ouvrir les archives de Guillaume Pambou Tchivounda, le seul véritable spécialiste du droit international que le Gabon ait jamais eu, au regard de sa production académique listée sur Google Scholar.
Frontières et boîte de Pandore géopolitique
La convention magique, sortie de sous le chapeau en 2004, n’ayant pas fait illusion, voilà le pauvre peuple gabonais, après qu’on lui a fait avaler la couleuvre de la pseudo-cinquième république, à nouveau manipulé, invité à se consoler d’un possible redécoupage des frontières terrestres à son avantage.
Privé de fondement solide pour défendre ses revendications insulaires, le Gabon cherche à déplacer le débat vers la question des frontières terrestres. Mais le raisonnement ne tient pas car les enjeux sont distincts. Ici la question renvoie aux incohérences des découpages coloniaux, lesquels, d’une part, ne sont pas imputables au pays en ayant bénéficié, et d’autre part, reviendraient à ouvrir une boîte de Pandore : pourquoi le Cameroun et le Congo-Brazzaville n’iraient-ils pas revisiter la cartographie coloniale dans les archives en vue de récupérer des ruisseaux, des bouts de forêts et des groupes de population – quid de leur vie et de leurs avis - perdus en raison d’une erreur de délimitation des frontières ?
L’historien Jean-Pierre Bat rappelle que dès 1901, la mission française menée par Bonnel de Mézières, chargée du travail d’abornement de la frontière Gabon-Guinée équatoriale, signalait déjà, dans son rapport final adressé à l’administrateur des colonies, l’impossibilité de faire correspondre certains points géographiques avec les données de la convention du 27 juin 1900. Outre des raisons topographiques, nombre de délimitations furent établies pour satisfaire la voracité des compagnies concessionnaires coloniales, comme la puissante Ngoko-Sangha.
En 1909, la mission Weber tentera de corriger les erreurs et les approximations d’un tracé frontalier qui obéissait à des « injonctions contraires » (politique et économique).
Au regard de l’ajustement constant des lignes de démarcation qui dura près d’une décennie, les éminents juristes gabonais, adeptes de précision factuelle, auront donc fort à faire pour démontrer que les frontières définitives des deux pays correspondent avec exactitude ou pas aux arrangements entre puissances occidentales en 1900 à Paris. La complexité de l’affaire, conclut Jean-Pierre Bat, est tel que « le tracé de la frontière en 1909 ne correspond que fort peu à la réalité topographique ». Il s’écarte donc de ce qui avait été décidé en 1900. De notre point de vue, la reconnaissance des frontières exactes, issues d’un tel capharnaüm historique relèverait d’un pari perdu d’avance.
Vide de la mémoire historique et du travail archéologique
Au-delà du droit, le Gabon aurait pu renforcer sa position par des arguments historiques ou anthropologiques. En cinquante ans de litige, aucune étude sérieuse n’a été entreprise sur l’histoire précoloniale de ces îles. Ont-elles été habitées ? Par qui ? Les peuples Benga ou Mpongwè y avaient-ils des activités économiques ou symboliques ? Aucune mission archéologique, aucune collecte de mémoire orale n’y a été engagée. Le contentieux a été réduit à une guerre de juristes, motivée non par la mémoire ou l’histoire, mais par l’appât des hydrocarbures. Ce silence scientifique est significatif de la vacuité de la modernité gabonaise.
Le proverbe fang est clair : « Olàm oghel, Okol oghel, Okwane oghel otsi » — « Qui tend le piège avec négligence y trouve la négligence accrochée ». Le Gabon a pêché par insouciance, amateurisme, voire arrogance. Sa délégation à la Haye était constituée, pour l’essentiel, de professeurs respectés mais sans expérience réelle de la plaidoirie internationale. À côté de juristes reconnus comme Alain Pellet, on trouvait un avocat stagiaire basé à Paris et un doctorant de l’université d’Angers, probablement l’étudiant de Mme Alina Miron, enseignante au sein du même établissement, dont la prestation parut peu convaincante. À l’inverse, la Guinée équatoriale avait confié sa défense au cabinet Foley Hoag LLP, l’un des plus réputés au monde. La différence d’approche et de professionnalisme fut flagrante.
Condition d’avènement d’une élite gabonaise
La leçon est claire : un État moderne ne s’improvise pas. Il se construit par la quête d’excellence. Enseignant en France, j’ai récemment séjourné à l’université Cornell, aux États-Unis — onzième au classement de la Ivy League. Fondée en 1865, elle a ouvert avec une poignée d’étudiants triée sur le volet. Le Gabon doit s’inspirer de tels exemples : créer un établissement d’excellence, doté d’un effectif restreint et hautement sélectif, chargé de former les élites intellectuelles et scientifiques de demain. Aucun essor ne se réalisera sans formation rigoureuse ni stratégie à long terme.
Le retour à l’Ubuntu
L’histoire, écrivait Ibn Khaldoun au 14ème siècle, est une « science fondamentale ». Elle éclaire les erreurs du passé pour mieux guider les actions futures. Walter Raleigh ajoutait : « L’histoire nous rattache à nos ancêtres, mais surtout, elle éclaire le présent par la comparaison des misères passées avec nos propres fautes. » C’est dans cet esprit qu’il faut penser l’après-verdict. Plutôt que de se replier dans le ressentiment ou l’auto-satisfécit, Gabonais et Équato-Guinéens doivent renouer avec la logique de fraternité et de coopération. Le 8 octobre 2024, au lendemain des auditions à la Haye, j’ai plaidé pour le retour à la sagesse de l’Ubuntu : « Je suis parce que nous sommes » [https://info241.com/litige-gabon-guinee-equatoriale-l-imperatif-d-une-philosophie-du,9508]. Cette philosophie pourra prendre corps par la réactivation de l’idée géniale d’une « zone d’exploitation conjointe », adossée à des projets de développement et à une gouvernance partagée des ressources insulaires. La réinvention d’un avenir commun – commencée avec l’approvisionnement, par la Guinée équatoriale, de l’électricité à la province du Woleu-Ntem – serait la plus belle réponse à l’histoire coloniale.
Marc Mvé Bekale, Universitaire et essayiste
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